Comment cultiver la solidarité dans notre système alimentaire?

Dans cet essai, je me demande si l'insécurité alimentaire et les bas prix des aliments reflètent le manque de solidarité du système alimentaire actuel. J'explore aussi des initiatives qui elles, sont créatrices de liens et de conscience collective. 

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La solidarité c’est le « rapport existant entre des personnes qui, ayant une communauté d’intérêts, sont liées les unes aux autres.» Pour le sociologue Émile Durkheim, la solidarité « relie les différentes composantes d’une société » et pour qu’elle existe, la société doit être « fondée sur un système de droits et de devoirs » (Alpes, p.317-318). Concrètement, dans un village ou une petite communauté, ces rapports et la conscience collective ont tendance à être forts parce que tout le monde partage les intérêts des autres et cela se vit et au quotidien. Nos voisin-es sont boulanger-ère, épicier-ère, agriculteur-rices, etc. C’est ce que Durkheim appelle la solidarité mécanique

À l’ère de la mondialisation et de la digitalisation, nous sommes nombreux-ses à vivre dans de grandes villes et à manger des aliments dont on ignore à peu près tout de la provenance et du mode de production... achetés dans des lieux où nous sommes pratiquement anonymes. Les liens avec les gens qui nous nourrissent peuvent être moins marqués, la conscience collective peut, dans l’ensemble, être moins forte. Pour Durkheim, dans ce contexte, il est tout de même possible de créer de la solidarité, une solidarité organique, mais il faut des institutions publiques, des règlements, des droits pour la semer et la cultiver. À la garderie et à l’école, mais aussi au marché, au travail ou au resto. Bref, il faut que nos espaces et nos institutions transmettent et cultivent cette solidarité, ces liens d'interdépendance.

Ces dernières semaines, je me suis demandée en lisant différents textes sur l’inflation, comment on pouvait cultiver la solidarité dans le système alimentaire actuel. Plutôt, je me demande quel type de système alimentaire permet de créer et cultiver la solidarité? C’est que j’ai l’impression qu'il en manque une grosse dose dans le système qui nourrit la majorité d'entre nous et dans les politiques publiques qui l'influencent. 

Insécurité alimentaire et décisions politiques
Alors qu'on parle beaucoup des causes de l’inflation (pandémie, pénurie de main d'œuvre, etc.), on parle assez peu des causes de l’insécurité alimentaire que 12,5% des ménages canadiens vivaient déjà avant cette hausse de prix. C'est 57% des gens au Nunavut, 21,6% dans les Territoires-du-Nord-Ouest et 16,9% au Yukon. Le Québec est au dernier rang avec 11,1% de la population qui vit de l'insécurité alimentaire. Le tiers des ménages canadiens incluant des enfants et une mère monoparentale vit de l’insécurité alimentaire et parmi ces maisonnées, près de 90% sont des femmes issues de communautés culturelles (PROOF).

Certes l'inflation récente aggrave cette situation. Toutefois, elle n'est pas la cause première. L'insécurité alimentaire n'est pas non plus le résultat d’un manque de compétences ou de connaissances individuelles. L'insécurité alimentaire est le résultat de décisions politiques et les solutions à celle-ci sont essentiellement liées aux revenus. 

Gisèle Yasmeen, ancienne directrice du RAD (Réseau pour une alimentation durable) et spécialiste des systèmes alimentaires en témoignait récemment dans un article de la CBC : « (n)ous avons besoin de changements au niveau des politiques publiques. Nous avons besoin de programmes qui redistribuent les revenus, les terres et qui s’attaquent aux inégalités systémiques ». (traduction libre, CBC 23 février 2022) 

La charité et les banques alimentaires ne sont pas non plus des solutions à long-terme à l'insécurité alimentaire. Néanmoins, considérant les inégalités créées par le système, le secteur communautaire joue depuis longtemps plusieurs rôles essentiels dans le système alimentaire.

Par exemple, le Carrefour solidaire - centre communautaire d’alimentation a récemment ouvert l’épicerie 3 paniers dans le quartier Centre-sud et y pratique la tarification sociale, c’est-à-dire, qu’on paie les aliments à la hauteur de ses moyens. 

Le Fond de secours aux travailleurs de la restauration créé au début de la pandémie pour venir en aide aux employé-es des restaurants fermés a réussi à lever plus de 230 000$ et à les distribuer directement à ceux et celles qui en avait besoin. Cette entrevue avec Jessica Cytryn et Rachel Cheng, deux membres du conseil d’administration, témoigne du pouvoir et des défis de cette initiative qui est venu remplir un énorme trou dans le système alimentaire pendant la pandémie.

Heureusement, il existe ce genre d’initiatives qui tissent des liens et apportent une grande dose de solidarité à différentes communautés.


Des prix (pas) solidaires
En plus de l’insécurité alimentaire, l’inflation amène une autre démonstration du manque de solidarité de notre système alimentaire. Comme l’aborde cet article de Radio-Canada, les prix de nos aliments, même s’ils augmentent, sont encore trop « bas » dans le sens où ils ne reflètent pas les externalités, c’est-à-dire les coûts liés aux dommages environnementaux de certaines pratiques agricoles ou à une rémunération équitable de la main-d'œuvre derrière nos aliments. 

Ces prix trop « bas » sont rendus possibles grâce (ou à cause) d'un système agroalimentaire industriel mondialisé : monocultures et utilisation de pesticides et engrais de synthèse sur de grandes superficies, mauvaises conditions de travail de la main d'œuvre, transport sur de longues distances, distribution via de grandes surfaces appartenant à une poignée d'entreprises, etc. Ce système, axé sur l’optimisation, la productivité et les économies d'échelle, est très « performant » financièrement. Il permet à quelques entreprises de s’enrichir, tout en conservant un prix de vente au détail relativement bas pour les consommateur-rices. Les conséquences sur les humain-es et sur les écosystèmes elles, ne sont pas incluses dans les prix.

Quoique les citoyen-nes avec moins de revenus consacrent une plus grande proportion de leur budget à des besoins fondamentaux comme le logement et les aliments (Charlebois et al., p.12), dans l'ensemble, la majorité des Canadien-nes dédient en moyenne entre 10 et 15% de leurs revenus à leur alimentation, une proportion basse comparée à d’autres pays occidentaux (Statistiques Canada). 

Nous sommes-nous désolidarisés des écosystèmes et des gens qui produisent nos aliments, ici ou à des milliers de kilomètres de nous? Quel revenu minimum permettrait à tous et toutes de se procurer des aliments de qualité, écologiques et équitables? Quelles institutions, quels espaces publics participent selon vous (ou pourraient participer) à soutenir la création de cette solidarité alimentaire entre les citoyen-nes d’ici, mais aussi entre les citoyens d’ici et ceux d’ailleurs? Est-il possible qu'en renforçant nos liens avec le système alimentaire local, nous devenions plus solidaires des systèmes alimentaires d'ailleurs?

Il me semble que nous disposons de nombreuses initiatives et espaces qui participent déjà à cultiver nos liens en ce qui concerne nos aliments :

  • Les jardins dans les garderies et les écoles

  • Les fêtes de semences locales

  • L’agrotourisme

  • Les cuisines collectives

  • Les paniers bio (l'agriculture soutenue par la communauté)

  • L’approvisionnement alimentaire local et écologique dans les institutions

  • Les marchés fermiers et marchés publics

  • Les épiceries indépendantes

  • Les jardins collectifs et communautaires

  • Le commerce équitable

  • Les arts et les histoires que l'on raconte

et tellement plus… 

Malgré les inégalités et injustices, il semble qu'un système alimentaire solidaire soit déjà en train d’être construit. Des morceaux existent, un peu partout et cela donne espoir, mais il reste beaucoup à faire pour que cette solidarité soit à la base de notre alimentation et de notre agriculture et accessible à tous et toutes. 

Allez, on continue!

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Références
Alpe, Yves et al. « Lexique de sociologie - 3ème édition 2010 » (Éditions Dalloz, 2010)
Blanchette Pelletier, Daniel. « Devrions-nous payer nos aliments plus cher? » (Radio-Canada, 24 février 2022) 
Charlebois, Sylvain et al. « Rapport annuel des prix alimentaires 2022 » (Université Dalhousie, février 2022)
Duhatschek Paula. “Toronto's Food Charter is over 20 years old. Some say it's time for an update" (CBC News, 22 février 2022)
Meier, Olivier.  « Émile Durkheim et la solidarité organique » (RSE Magazine, février 2020)
PROOF (Food Insecurity Policy Research)
Ramlakhan, Krystalle. "As food prices soar, communities find innovative ways to feed more people" (CBC, 23 février 2022)

*Ce texte a d’abord été partagé dans l’infolettre mensuelle de mars 2022.